Eduquer : une histoire de rencontres
« Eduquer, c’est faire un pari et donner au présent l’espérance qui brise les déterminismes et les fatalismes par lesquels l’égoïsme du fort, le conformisme du faible et l’idéologie de l’utopiste veulent souvent s’imposer comme unique voie possible ».[1]
Tirée de l’allocution du Pape François lors de l’ouverture des travaux sur le pacte éducatif mondial le 15 octobre 2020, cette phrase relie immédiatement toute action éducative à la capacité transformante et agissante de chaque individu.
Or, au début du XXème siècle, la vie de la plupart des femmes et des hommes se déroulait sur un espace réduit et l’action éducative visait essentiellement à réguler les interactions sociales de proximité. Aujourd’hui, notre conscience de la réalité s’est dilatée à l’échelle du village planétaire à tel point que chacun, devant les défis existentiels qui se profilent, peut ressentir effroi et vertige.
Aussi, dans la relation avec les jeunes, comment notre réflexion éducative chrétienne peut-elle aujourd’hui nourrir encore une espérance et faire de nos établissements de véritables laboratoires d’humanité ?
Mettre la personne au centre
Une invitation première est faite dans le pacte éducatif global : « mettre la personne au centre pour faire émerger sa spécificité et sa capacité d’être en relation avec les autres »[2], s’opposant ainsi à ce que le Pape François appelle « la culture du déchet ». Cela nécessite de s’interroger sur ce qui fonde notre vision de l’Homme (au sens générique, bien sûr) : quelles sont ses caractéristiques ? Qu’est-ce qui le constitue fondamentalement ?
Dans Laudato Si [3] , le Pape François écrit : « La culture du déchet affecte aussi bien les personnes exclues que les choses ». Aussi, dans nos établissements, mettre la personne au centre invite à regarder d’abord le jeune le moins aimable comme un trésor digne d’intérêt.
Creusons ensemble la vision de l’homme qui fonde le Christianisme ; à noter que tout un chacun peut être en accord avec cette vision, croyant ou non et s’y retrouver en termes de valeurs. Dans cette perspective, le Pape François invite à entrer en relation « avec les familles, entre les générations et les différentes expressions de la société civile, jusqu’à former un nouvel humanisme. »[4]
Donner du sens sur ce qu’est l’Homme
Toute personne est unique : dans nos établissements, comment prêtons-nous attention à chaque personne en particulier, dans sa singularité, quand le groupe est parfois la seule modalité de rencontre avec les jeunes ? Comment ne pas faire primer la norme culturelle, sociale, religieuse pour percevoir la personne dans sa pleine unicité ? Nous pouvons par exemple penser aux situations des élèves allophones ou des jeunes transgenres.
Par ailleurs, toute personne est unifiée : elle est un tout, physique, affectif, moral, sexuel, intellectuel et spirituel. Or cette unification est menacée actuellement par le morcellement et la fragmentation de l’identité repérés par les psychologues. Ce risque est notamment lié à une hyper-sollicitation constante dans notre société. Comment permettre alors aux jeunes d’élaborer une vision de soi unifiée ? Dans l’enseignement catholique, l’élève est perçu dans une approche globale et non seulement comme un apprenant[5].
De plus, dans la vision anthropologique chrétienne, toute personne est fragile : cette fragilité même nous constitue et est la marque de notre humanité. Elle est le contraire d’une position de toute puissance où chacun se situerait comme détenteur de tout pouvoir et de toute compétence. La fragilité peut être le lieu de la rencontre avec l’autre et celui du lien. En effet, c’est parce nous sommes fragiles que nous avons besoin des autres. Comment dans nos établissements favorisons-nous la complémentarité des différents membres de la communauté éducative ?
Toute personne, en outre, est reliée : le jeune est en lien avec ses parents, « premiers éducateurs » mais aussi avec ses amis. Pour le Judéo-Christianisme, l’humain est fondamentalement relationnel. La reprise de l’abbé Pierre de la célèbre phrase de Sartre l’indique bien : « L’enfer, c’est moi coupé des autres ». Comment favorisons-nous la rencontre dans nos établissements ?
Enfin, toute personne est en devenir. Elle n’est jamais réductible à ce qu’elle nous donne à voir et nous devons toujours l’espérer plus loin. Paul Baudiquey[6] le résume bien quand il dit : « les vrais, les seuls regards d’amour sont ceux qui nous espèrent, qui nous envisagent au lieu de nous dévisager ». Comment prenons-nous le temps de repérer chez les jeunes des compétences, des talents spécifiques, en nous émancipant des déterminismes personnels, familiaux, sociaux ?
Or, cette relation éducative nécessite une foi en l’autre, dans le jeune. Le philosophe Alain justifie le recours à la croyance dans le champ éducatif dans la mesure où l’adulte doit accorder un « crédit » au jeune qu’il élève et éduque. La possibilité même d’apprentissage dépend de cet « à priori » de la foi : « Comment l’enfant arriverait-il à parler et à entendre si on l’en croyait incapable ? »[7] C’est le postulat d’éducabilité que développe Philippe Meirieu.
Transmettre ne se fait pas sans foi en l’autre
Dans son livre Enseigner à vivre[8], Edgar Morin le dit : « il s’agit de maintenir ou retrouver une mission irremplaçable, celle de la pensée concrète, de la relation de personne à personne, du dialogue avec l’élève pour la transmission d’un « feu sacré » […]
Cette transmission s’appuie sur le fait que le pédagogue ou l’éducateur croit dans le jeune. Pour Guy Le Bouedec. « Le croire est un trait fondamental de notre ‘être-au-monde’. Croire est aussi naturel et indispensable que percevoir, raisonner, imaginer […].»[9] Notre foi dans le jeune peut être exposée à trois évolutions possibles :
- Son inversion : l’éducabilité serait une chimère et le dressage et la répression sont les seules réponses à apporter ;
- La tendance au découragement : l’enseignant abandonne et ne sait plus quoi faire car c’est un métier impossible
- La possibilité d’un changement dans le contrat élaboré au départ : par exemple la modification de l’orientation professionnelle de l’enfant, qui est changement de l’objectif scolaire[10].
Un acte éducatif en vue de construire la société
Cependant l’acte éducatif ne vise pas exclusivement la croissance de la personne pour elle-même mais s’opère en vue de la construction de la société. En effet, ce qui prime ce n’est pas d’abord un fonctionnement d’établissement centré sur une recherche de performances évaluées pour elles-mêmes mais plutôt un accompagnement imaginé par l‘établissement et permettant le développement de la capacité réflexive et agissante des jeunes. Celle-ci doit viser essentiellement à transformer la société pour faire advenir une nouvelle culture plus respectueuse et attentive au bien commun pour tous. Et ceci peut venir interroger nos pratiques éducatives :
Dans nos établissements sommes-nous plus attentifs au classement annuel des établissements ou favorisons-nous un investissement à long terme qui permet une maturation en profondeur des consciences ? Sommes-nous prioritairement attachés aux résultats aux examens ou acceptons-nous de développer des espaces de silence et d’intériorité qui permettent à chaque jeune d’élaborer sa volonté et donc son agir ?
Sommes-nous plus enclins à sauvegarder un environnement social uniforme et rassurant ou parions-nous sur l’hétérogénéité et la diversité qui favorisent l’émergence d’une culture singulière ? Dans cette culture chacun nourrit sa propre finitude au contact de l’autre.
Et dans nos processus éducatifs, sommes-nous attachés d’abord au respect du cadre posé ou permettons-nous au jeune de « s’arrêter sous l’arbre » afin qu’il formule par lui-même sa propre réponse ?
En conclusion et nous le percevons bien, l’acte éducatif ne peut être qu’un cheminement au pas à pas. La complexité de la personne humaine, à la fois pleine de potentialité et fragile, reliée, avec un besoin d’être aimé et reconnue invite à envisager l’accompagnement éducatif avec un déploiement dans le temps. Ce rôle est en premier lieu celui des parents. Mais les établissements scolaires y apportent également leur contribution quand cette humanité des jeunes est prise en compte et qu’un processus éducatif dans la durée est privilégié à la culture de l’efficacité et de la rapidité. Ce processus est essentiel pour amener le jeune à prendre le temps de formuler de manière libre et éclairée sa vision de la vie. Seul le choix de la rencontre de l’autre dans son altérité et sa singularité forge la croissance et c’est pour cela que tout acte éducatif est une histoire de rencontre.
[1] Pape François (2019). Pacte éducatif global, Vademecum, p.23.
[2] Pape François (2019). op.cit.
[3] Pape François (2015). Encyclique Laudato, p.22
[4] Pape François (2019). op.cit., p.5.
[5] Article 6 du statut de l’enseignement catholique :« l’école est un lieu privilégié d’éducation au service de la formation intégrale de la personne humaine lorsqu’elle forme « des personnalités autonomes et responsables, capables de choix libres et conformes à la conscience ».
[6] Paul Baudiquey est prêtre et poète
[7] Alain (1970), Propos II, Paris : Ed.Gallimard, La Pléiade, p.44.
[8] Edgar Morin, Enseigner à vivre, Paris : Actes Sud, p.24.
[9] Guy le Bouedec, La foi du pédagogue, coordonné par G.Avanzini, Paris : Ed. Don Bosco, p.17.
[10] Guy Avanzini, la foi du pédagogue, op.cit., p. 33.